LE MYTHE D'ISAAC ET L'INTERET SUPERIEUR DE L'ENFANT

Dieu lui ayant intimé l’ordre d’immoler son fils, Abraham le conduisit loin des siens, dressa le bûcher. Il lui lia les mains et les pieds et se saisit du couteau… Ce père, exemplaire s’il en est un, obéissait à la puissance céleste, au nom « d’un intérêt supérieur », concept abstrait dont on ne sait s’il concernait le père ou l’enfant. Fort heureusement Dieu, qui avait créé la vie, ne laissa pas sacrifier celle d’un pauvre enfant innocent. Il arrêta le bras et sut enfreindre l’ordre suprême qu’il avait lui-même formulé.

Prise de conscience des dysfonctionnements de la Protection de l’Enfance

De l’épisode biblique cité ci-dessus, nos institutions ont retenu le principe qu’une instance supérieure (à l’image du Dieu d’Abraham) pouvait exercer un pouvoir absolu sur le destin d’un enfant. L’institution qui incarne ce pouvoir est la Justice dont toute une nation sacralise l’indépendance. A partir de là, au constat des conséquences parfois dramatiques des décisions prises pour les enfants, la presse émeut l’opinion publique : on déplore, on invoque la fatalité mais aucune voix ne s’élève assez fort pour faire entendre un « J’accuse » en écho à celui d’ Emile Zola. Les plus hautes personnalités de l’Etat qui ont prononcé de virulentes critiques vis-à-vis de notre système institutionnel de Protection de l’Enfance (comme Philippe Seguin), n’ont pas été entendues par le législateur.

La Convention Internationale des Droits de l’Enfant:

Certes, il y eu la Convention Internationale des Droits de l’Enfant (la CIDE) qui a ancré dans le droit international la protection de l’enfance. La France l’a effectivement ratifiée en 1990 mais en ne retenant juridiquement que quelques articles et en donnant à la notion d’intérêt supérieur de l’enfant une définition fluctuante et parfois très contradictoire avec celle de la CIDE.

En effet, la Convention stipule que l’intérêt supérieur de l’Enfant « doit être une considération primordiale ». Encore faut-il bien définir les objectifs induits par cette notion. C’est ce que le CIDE fait en précisant dans le ch.2:

« Les Etats doivent prendre toutes les mesures législatives et administratives propres à assurer protection et soins nécessaires au bien-être de l'enfant, dans le respect de la famille. »

Cette définition apparemment très claire n’a hélas pas assuré sa rigoureuse mise en application par les tribunaux français. Aussi, le professeur Jean Zermatten, Président du comité des droits de l'enfant de l'ONU, a-t-il réaffirmé 1 :

« L'intérêt supérieur de l'enfant est un instrument juridique qui vise à assurer le bien-être de l'enfant sur les plans physique, psychique et social. Il fonde une obligation des instances et organisations publiques ou privées d'examiner si ce critère est rempli au moment où une décision doit être prise à l'égard d'un enfant et il représente une garantie pour l'enfant que son intérêt à long terme sera pris en compte. Il doit servir d'unité de mesure lorsque plusieurs intérêts entrent en concurrence. »

Le détournement législatif de la notion d’intérêt de l’enfant :

De nos jours, en France, les institutions en charge de la protection de l’enfance se complaisent à interpréter les lois, puis à justifier leurs décisions en se référant à l’intérêt (supérieur) de l’Enfant. Mais on utilise ce concept de multiples façons en le détournant trop souvent de sons sens initial. Ainsi le mécanisme législatif est –il des plus habiles et des plus équivoques pour en détourner l’objectif.

A titre d’exemple, citons l’article 1-L112-4 de la loi du 5 mars 2007 portant sur la Protection de l’Enfance pour lequel le Professeur Maurice Berger et la députée Henriette Martinez avaient proposé un amendement qui sera finalement refusé après un débat houleux (ce qui prouve qu’il n’avait rien d’anodin).

2 Cet article est ainsi formulé :

« L’intérêt de l’enfant, la prise en compte de ses besoins fondamentaux, physiques, intellectuels, sociaux et affectifs, ainsi que le respect de ses droits, doivent guider toutes décisions le concernant ».

Bien que le qualificatif « supérieur » ait été occulté, la notion « d’intérêt », à cause de la virgule, s’inscrit dans une énumération qui donne à cette notion un sens autonome. On le coupe de ce qui suit : ses besoins fondamentaux, physiques… Une ponctuation différente comme deux points ou une locution comme « c'est-à-dire » aurait donc amené un tout autre sens. L’intérêt de l’enfant devient donc la première des priorités revendiquée mais sans contenu précis, ce qui permet au juge de la privilégier et d’avancer dans ses attendus et motifs toutes sortes de raisons plus ou moins idéologiques qui n’ont rien à voir avec le « bien-être » de l’enfant et qui, dans trop de cas lui sont tout à fait opposées.

Quelques exemples concrets :

Ce sont des extraits de dossiers suivis par notre association et qui permettront d’illustrer ce constat : Flora et Martin : il s’agit deux jumeaux de cinq ans. Ils assistent à l’assassinat de leur père par leur mère ivre et sous l’emprise de stupéfiants. Ils sont placés en famille d’accueil et connaissent une résilience tout à fait remarquable . Au bout de deux ans, la mère étant libérée, les services sociaux décident de les renvoyer au foyer maternel. Les tentatives d’hébergement donnent lieu à des échecs alarmants. La police intervient souvent. Notre association interpelle les autorités. Rien n’y fait. Au nom de leur intérêt supérieur, les enfants sont retirés à la famille d’accueil pour être remis à la famille biologique toujours aussi maltraitante et délinquante. Frappés par le concubin de leur mère, il seront hospitalisés durant trente jours, avant de …changer de famille d’accueil. Cindy a assisté aux violences paternelles. Ses parents se sont séparés. Maltraitée lors des hébergements, la petite fille a fait l’objet de signalements de la part de cellules hospitalières universitaires. Un soir, sa mère a été rouée de coups dans la rue lors d’un retour. Elle n’a dû son salut qu’à l’intervention de passants courageux. Alors, elle a décidé de ne plus envoyer l’enfant chez son père. La justice, soucieuse de voir ses décisions respectées en ce qui concerne les hébergements a pris deux décisions sans doute dans l’intérêt supérieur de l’enfant : la fillette est confiée à la garde de son père, sa mère est envoyée en prison pour de longs mois.

Daniel dès sa naissance, connaît les pires maltraitances de la part de son père avec la complaisance de sa mère. Il est placé en famille d’accueil laquelle s’investit complètement pour assurer sa résilience. L’enfant renaît. Alors qu’il a cinq ans, sa mère (qui ne vient que très rarement le voir) change de région et demande à ce que l’enfant soit rapproché de son nouveau foyer social. Au nom de l’intérêt supérieur de l’enfant, les travailleurs sociaux proposent au juge ce qu’ils appellent le « déménagement » de l’enfant dans une autre famille d’accueil. Il reviendra de sa première visite couvert d’ecchymoses. On le changera à nouveau de famille. En dépit des promesses faites, aucun contact ne sera alors possible avec ceux qui l’avaient réconcilié avec le goût de vivre et de grandir.

Marina a connu le conflit parental et a assisté à plusieurs reprises à des scènes de violence qui ont conduit sa mère, après plus de dix jours d’ITT, à quitter le domicile conjugal. La justice, en instituant une garde alternée n’a fait qu’attiser le conflit. L’expert psychiatre mandaté, menacé par le père, a écrit au juge pour expliquer son renoncement à rendre son rapport. Un nouvel expert est mandaté qui note que le père est « méprisant » fait preuve d’une « absence d’autocritique… », a des « réactions sthéniques et agressives, prétextes à plaintes et procédures. … » qu’il est « intransigeant, rigide, sûr de lui». La mère y est présentée comme normale sans pathologie, avec une « complicité forte avec sa fille…un lien de confiance…mais pas trop fusionnel ».

Lorsque l’affaire arrive chez le juge des enfants, ce dernier est séduit par un diagnostic psychiatrique proposé par l’avocate du père et, dans ses motifs, à la suite, des arguments du rapport de l’expert mandaté, elle reprend le motif suivant : « Attendu que Maître L... exprime des inquiétudes pour le devenir de M... qu’elle estime victime du syndrome d’aliénation parentale (SAP)... ». A partir de cet argument massue, la juge va décider de con fier l’enfant à la garde de son père et de « limiter le droit de visite de (la maman) à un droit de visite en lieu neutre durant deux heures deux fois par mois, médiatisé par un représentant du service AEMO. »

Remarque : SAP et SRP :

Si le syndrome d’aliénation parentale est trop souvent avancé dans les prétoires-et par des non professionnels de la psychiatrie-, il serait peut-être temps de lui opposer le SRP (syndrome de répulsion parentale) lequel justifie la réaction de l’enfant qui se détourne d’un parent maltraitant, dénigrant, ne lui manifestant aucune tendresse, et qui se tourne vers son parent bien traitant et affectueux . Là se trouve la réponse à de nombreuses allégations fantaisistes et arbitraires de SAP.

Les associations de Protection de l’Enfance sont confrontées chaque jour à de tels dysfonctionnements. Le système pourtant semble immuable. On décide selon des critères trop souvent idéologiques, liés sans doute aussi au désir d’assurer un pouvoir. Certes Dieu le père n’en est pas responsable mais la Justice aime à se substituer à sa souveraine exigence. Isaac, lui, a eu de la chance. Les enfants concernés par cette analyse n’ont pas vu leur « bien-être » pris en compte. Blessés au plus profond de leur cœur, on peut se demander si les auteurs de ces tragédies ont eu le souci de leur « devenir. »

1- Jean Zermatten L’Intérêt Supérieur de l’Enfant : De l’Analyse Littérale à la Portée Philosophique Working report

3-2003

2- Maurice Berger La loi de mars 2007 réformant la Protection de l’Enfance : un texte sans référence clinique, une occasion manquée. (Article paru dans la Revue "Psychiatrie Française", n° 4, 2009, p. 76-96)


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